Une enfance difficile
Né à Los Angeles, aux États-Unis, le 17 novembre 1904, Isamu Noguchi n’est pas un enfant désiré. Yonejiro Noguchi, connu comme le poète Yone Noguchi aux États-Unis, né au centre du Japon d’un père clamant des origines samouraïs et tenant une petite boutique de sandales en bois, parapluies, papier et autres produits divers, vient s’installer aux États-Unis à ses dix-huit ans. La brillante et intelligente Leonie Gilmour est américaine et rencontre l’écrivain en devenir pour être son assistante afin de corriger ses textes en anglais. Entamant une histoire amoureuse, leur relation est largement déséquilibrée : en effet, Yone Noguchi se sert des sentiments de Leonie Gilmour pour la manipuler et l’exploiter, entretenant des relations avec plusieurs femmes d’influence et cachant toujours la liaison qu’il a avec son assistante.
Le climat dans lequel arrive au monde Isamu Noguchi est celui de la non existence de son père et d’une montée progressive du racisme contre la communauté japonaise dans son pays natal : durant la guerre opposant le Japon et la Russie entre 1904 et 1905, les États-Unis ont toujours soutenu le Japon mais lorsque ce dernier remporte le conflit et étend son influence au-delà de ses frontières, notamment en Chine, les États-Unis le voient d’un mauvais œil. C’est alors que s’enclenche de nombreuses actions et manifestations contre la communauté japonaise, du racisme quotidien à l’instauration de lois. De plus, la situation de Leonie Gilmour n’était pas enviable : dans une Amérique puritaine voyant d’un mauvais œil les mères célibataires, Yone Noguchi l’avait abandonnée et la vague anti-Japon montante n’allait faire que grandir. C’est pour fuir ce contexte et rejoindre le père de son fils qu’elle décide de partir le rejoindre : mère et fils arrivent à Tokyo le 26 mars 1907.
Isamu Noguchi va passer onze ans au Japon : ces instants de construction essentiels de la petite enfance et des débuts de l’adolescence vont profondément marquer l’artiste. Son père est toujours une ombre : s’il les accueille, il avait en réalité déjà refait sa vie avec une très jeune femme donnant naissance à la première de leur neuf enfants en décembre 1907 ; il les visite de temps en temps mais brille surtout par son absence, laissant Leonie Gilmour effroyablement seule, dans un pays inconnu où les liens du sang et la famille sont des données primordiales. Jamais Yonejiro Noguchi ne reconnaîtra officiellement son fils, ni aux États-Unis ni au Japon. D’abord installé·e·s à Tokyo, la mère et son enfant déménagent ensuite dans le petit village de bord de mer de Chigasaki en 1911, dans la préfecture de Kanagawa, non loin de la capitale. Depuis leur arrivée au Japon, elle subvient aux besoins de son foyer, tantôt sans aucune aide de Yonejiro Noguchi, tantôt avec un peu de son soutien financier. Elle donne des cours particuliers d’anglais avant d’en devenir officiellement professeure. Durant ce long séjour au Japon, elle donne aussi naissance à une fille, d’un homme dont elle ne révèlera jamais l’identité, Ailes. Si Leonie Gilmour était partie au Japon pour faire d’Isamu Noguchi un « vrai japonais », la réalité est plus rude : certes, il a vécu une enfance plutôt heureuse mais il est aussi souvent perçu comme le « gaijin », l’étranger, et est sans arrêt rejeté. Dans le même temps, Outre-Atlantique, le mouvement anti-Japon n’a fait que s’amplifier mettant Leonie Gilmour dans une situation complexe de choix : rester ou partir. Rejeté d’un pays où l’ascendance ethnique était importante et d’un autre où le sang était primordial, quelle était la place d’Isamu Noguchi ? Après onze ans et quelques épisodes difficiles, sa mère prend finalement la décision de le faire revenir aux États-Unis à partir de 1918. Si son enfance a toujours été marquée par un père fantôme, sa mère était la figure d’ancrage, mais elle brise une partie de ce lien fort en le renvoyant seul, représentant un nouveau rejet constitutif pour l’artiste. Il ne la revoit que cinq ans plus tard lorsqu’elle revient s’installer aux États-Unis avec Ailes.
De l’autre coté du prisme, d’autres éléments positifs ont aussi marqué Isamu Noguchi. Durant son enfance au Japon, il est bercé par la culture, les sensations et les paysages : un monde où l’art est partout, où la douceur contrainte de la vie est régie par des traditions séculaires, où règne également la philosophie zen, où les cerisiers en fleurs ont leur propre saison, où les jardins sont de véritables sculptures. Toutes ces perceptions ont laissé de profondes empreintes.
Nom, prénom : métonymie du trouble
Lorsqu’il revient sur les traces de son passé en 1931, ce n’est pas que pour tenter, en vain, de renouer avec son père, mais aussi pour comprendre et se remémorer certaines des émotions vécues petit et quelques-uns de ses souvenirs, car ces pensées jamais ne le quitteront mais au contraire, nourriront son art.
Le micro-évènement de l’évolution de son nom permet d’éclairer, par métonymie, ce début de vie teintée de sentiments antagonistes. En effet, Leonie Gilmour ne lui donne pas de prénom à sa naissance, voulant attendre son père, mais finit par l’appeler Yosemite, Yo, diminutif de Yonejiro Noguchi. C’est au Japon qu’il prend le nom d’Isamu, puis lors de son retour aux États-Unis à l’âge de treize ans, il est connu sous le nom de Sam Gilmour. Ce n’est que plus tard qu’il se fixe sur Isamu Noguchi, révélateur de ses origines et de son identité. Signe parmi d’autres d’un difficile ancrage, c’est aussi son nom de famille qui pose problème à son père, car en tant que fils illégitime il n’a pas le droit de le porter. C’est d’ailleurs la raison qui écorche grandement son voyage au Japon en 1931. En effet, alors que les années 1910 et 1920 sont marquées par une rancœur croissante envers la figure paternelle – il n’aura de cesse de chercher une figure de substitution durant toute sa vie, à cette période le médecin qui l’a recueilli, le Docteur Rumely – Isamu Noguchi prévoit un tour d’Asie à partir de 1930. Père et fils entretiennent des relations épistolaires lointaines et irrégulières, surfant entre intérêt et mépris. Lors de ce séjour qui le mène notamment en Chine et en Inde, il souhaite également renouer avec la terre paternelle. Mais alors qu’il a entamé son pèlerinage, il reçoit une lettre de sa mère lui indiquant que son père ne veut pas qu’il vienne au Japon en utilisant le nom « Noguchi ». Encore une gifle au cœur. Isamu Noguchi s’y rend néanmoins et finit par avoir une brève entrevue avec Yonejiro Noguchi, dans un pays où le mouvement nationaliste ne faisait que grandir.
Son père meurt en 1947 : de son vivant, leurs relations complexes et tendues engendrent un lien presque inexistant, mais après sa mort, Isamu Noguchi veut rentrer en résonance avec lui.
1950, le voyage de la réconciliation
À la suite du suicide de son ami, le peintre arménien naturalisé américain Arshile Gorky (né en 1904), le 21 juillet 1948, Isamu Noguchi ressent le besoin de s’éloigner. S’éloigner de New York, qui lui rappelle cet être cher, s’éloigner du milieu artistique, qu’il trouve nauséabond. Suite à cet évènement dramatique au sein d’une myriade d’autres, il dépose alors une demande de bourse de voyage auprès de la Bollingen Foundation en 1948. Mais ce n’est qu’après son exposition à la galerie Egan en mars 1949 qu’il prend le large : « après l’exaltation et l’effort accompagnant la préparation d’une exposition, vient la dépression … J’étais déterminé à m’éloigner de tout. »
Le 30 mars 1949 sa bourse est finalement acceptée. Il s’envole pour Paris le 12 mai 1949 pour débuter ses pérégrinations afin de continuer ses recherches pour son livre sur le concept de « Leisure », littéralement « temps libre, loisir » ; en réalité, il veut étudier et comprendre le rôle de la sculpture dans l’espace et la société, leitmotiv de sa vie et de son art. Il sillonne successivement la France, l’Angleterre, l’Italie, la Grèce, l’Egypte, l’Inde, l’Indonésie, la Thaïlande et le Cambodge, visitant des sites d’une grande importance historique, mystique et artistique. Le 2 mai 1950 il arrive au Japon, étape final de son voyage où il va rester quatre mois.
Accueilli en artiste renommé et confirmé, il enchaîne les conférences et les lectures, les découvertes de sites et les visites, les rencontres et les échanges avec les milieux artistique et industriel, les collaborations avec les designers japonais et les commandes pour de prestigieux lieux. Le retour triomphal d’Isamu Noguchi, artiste américain d’origine japonaise, est symptomatique : le Japon, alors sous domination américaine suite à leur défaite lors de la Seconde Guerre Mondiale, accueille à la fois le dominant et l’enfant du pays. Il reçoit tout d’abord la commande du Shinbanraisha (en japonais, « nouveau hall d’entrée ») de l’université Keio à Tokyo, lieu où a enseigné son père pendant plus de quarante ans, et dont le campus était en reconstruction suite aux affres de la guerre. Isamu Noguchi traite l’ensemble de la commande avec une grande sculpturalité, concept qu’il insuffle à toutes les sphères de création et qu’admirait Yoshiro Taniguchi (1904–1979), architecte en charge du chantier. Du foyer central aux bancs curvilignes en passant par la célèbre sculpture Mu, c’est une ode à la réconciliation, tant d’un point de vue formel que conceptuel, un véritable mémorial pour son père. Isamu Noguchi crée une atmosphère relaxante et conviviale, un espace de rencontres pour contempler l’idéal de beauté exprimé dans les poèmes de Yonejiro Noguchi.
Pour clôturer son séjour, il monte une exposition de ses œuvres au Mitsukoshi Department Store en août 1950 : parmi les sculptures en céramiques, les plans et modèles pour sa première commande du hall, le mobilier réalisé à l’Industrial Arts Research Institue de Tokyo avec Isamu Kenmochi (1912-1971), l’un des designers japonais les plus importants, il propose également un projet de tour pour Hiroshima. Une partie du lieu de la catastrophe nucléaire était en effet en train d’être réhabilitée en Parc de la Paix : bouleversé par ces événements, Isamu Noguchi voulait apporter sa pierre à l’édifice. Sans pour autant donner suite à cette étude, la Bell Tower for Hiroshima impressionne Kenzo Tange (1913-2005), architecte japonais de renom en charge de ce parc, et Shinzo Hamai, maire de la ville : les deux protagonistes l’invitent alors à réaliser les rampes de deux ponts du site, les futures Ikiru (Vivre) et Shinu (Mourir) – plus tard renommées Tsukuru (Construire) et Yuku (Partir).
Il marque enfin de son empreinte un pays qu’il a dans le sang.
« Avec ma double nationalité et ma double éducation, où était ma maison ? Où étaient mes attaches émotionnelles ? Où était mon identité ? Le Japon ou l’Amérique, ni l’un ni l’autre, les deux – ou le monde ? » : les mots d’Isamu Noguchi dans A Sculptor’s World (New York, Harper and Row, 1968) ne peuvent être plus clairs. Toute sa vie fut un long voyage de reconnaissance, tant de sa personne que de ses œuvres. Entre une enfance en demi-teinte et un voyage au goût amer, l’artiste entretient une relation ambivalente avec le Japon, ce pays symbole du père, comme la matérialisation terrienne des sentiments de rejet et d’abandon qui font partie intégrante de sa vie ; une relation à la fois déchirante et intime, douloureuse et fleurissante.
Suite à ce riche voyage, il rentre aux États-Unis le 5 septembre 1950 mais la nouvelle connexion qu’il venait d’établir avec le pays et les projets lancés sur place le poussent à revenir dès le mois de mars 1951. C’est lors de ce séjour que la vie d’Akari débute.